bell notificationshomepageloginedit profileclubsdmBox

Read Ebook: Voyage en Espagne by Gautier Th Ophile

More about this book

Font size:

Background color:

Text color:

Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page

Ebook has 371 lines and 124772 words, and 8 pages

Nous nous all?mes coucher assez d?sappoint?s. Au milieu de la nuit, on nous vint ?veiller pour nous remettre en route; il faisait toujours un froid glacial, une temp?rature de Sib?rie, ce qui s'explique par la hauteur du plateau que nous traversions et les neiges dont nous ?tions entour?s. ? Miranda, l'on visita encore une fois nos malles, et nous entr?mes dans la Vieille-Castille , dans le royaume de Castille et L?on, symbolis? par un lion tenant un ?cu sem? de ch?teaux. Ces lions, r?p?t?s ? sati?t?, sont ordinairement en granit gris?tre et ont une prestance h?raldique assez imposante.

La posada o? l'on s'arr?ta pour d?ner avait pour vestibule une ?curie. Cette disposition architecturale se r?p?te invariablement dans toutes les posadas espagnoles, et pour aller ? sa chambre il faut passer derri?re la croupe des mules. Le vin, plus noir encore que de coutume, avait en plus un certain fumet de peau de bouc assez local. Les filles de l'auberge portaient leurs cheveux pendants jusqu'au milieu du dos; except? cela, leur v?tement ?tait celui des femmes fran?aises de la classe inf?rieure. Les costumes nationaux ne sont gu?re, en g?n?ral, conserv?s que dans l'Andalousie, et il y a maintenant en Castille bien peu d'anciens costumes. Pour les hommes, ils portaient tous le chapeau pointu, bord? de velours avec des houppes de soie, ou bien une casquette en peau de loup de forme assez f?roce, et l'in?vitable manteau de couleur tabac ou ramoneur. Leurs figures, du reste, ne pr?sentaient rien de caract?ristique.

La Castille vieille est, sans doute, ainsi nomm?e ? cause du grand nombre de vieilles qu'on y rencontre: et quelles vieilles! Les sorci?res de Macbeth traversant la bruy?re de Dunsinane pour aller pr?parer leur infernale cuisine, sont de charmantes jeunes filles en comparaison: les abominables m?g?res des caprices de Goya, que j'avais pris jusqu'? pr?sent pour des cauchemars et des chim?res monstrueuses, ne sont que des portraits d'une exactitude effrayante; la plupart de ces vieilles ont de la barbe comme du fromage moisi, et des moustaches comme des grenadiers; et puis, c'est leur accoutrement qu'il faut voir! on prendrait un morceau d'?toffe, et l'on travaillerait pendant dix ans ? le salir, ? le r?per, ? le trouer, ? le rapi?cer, ? lui faire perdre sa couleur primitive, que l'on n'arriverait pas ? cette sublimit? du haillon! Ces agr?ments sont rehauss?s par une mine hagarde et farouche, bien diff?rente de la tenue humble et piteuse des pauvres gens de France.

On ne met pas ici de buis b?nit dans les chambres, mais de grands rameaux en forme de palmes, tress?s, natt?s et tire-bouchonn?s avec beaucoup d'?l?gance et de soin. Les lits n'ont pas de traversin, mais deux oreillers plats que l'on superpose; ils sont g?n?ralement fort durs, quoique la laine en soit bonne; mais on n'est pas dans l'habitude de carder les matelas, on en retourne seulement la laine au bout de deux b?tons.

En face de nos fen?tres, nous avions une enseigne assez bizarre, celle d'un ma?tre en chirurgie qui s'?tait fait repr?senter avec son ?l?ve sciant le bras ? un pauvre diable assis sur une chaise, et nous apercevions la boutique d'un barbier qui, je vous le jure, ne ressemblait nullement ? Figaro. Nous voyions reluire ? travers ses vitres un grand plat ? barbe en cuivre jaune assez brillant, que don Quichotte, s'il ?tait de ce monde, aurait bien pu prendre pour l'armet de Mambrin. Les barbiers espagnols, s'ils ont perdu leur costume, ont conserv? leur adresse, et rasent avec beaucoup de dext?rit?.

Gr?ce ? la charmante obligeance du chef politique, don Henrique de Vedia, nous p?mes visiter la cath?drale jusque dans ses moindres d?tails. Un volume in-8? de description, un atlas de deux mille planches, vingt salles remplies de pl?tres moul?s, ne donneraient pas encore une id?e compl?te de cette prodigieuse efflorescence de l'art gothique, plus touffue et plus compliqu?e qu'une for?t vierge du Br?sil. L'on nous pardonnera, ? nous qui n'avons pu ?crire qu'une simple lettre griffonn?e ? la h?te et de m?moire sur le coin d'une table de posada, quelques omissions et quelques n?gligences.

Au premier pas que l'on fait dans l'?glise, on est arr?t? au collet par un chef-d'oeuvre incomparable: c'est la porte en bois sculpt? qui donne sur le clo?tre. Elle repr?sente, entre autres bas-reliefs, l'entr?e de Notre-Seigneur ? J?rusalem; les jambages et les portants sont charg?s de figurines d?licieuses, de la tournure la plus ?l?gante et d'une telle finesse, que l'on ne peut comprendre qu'une mati?re inerte et sans transparence comme le bois se soit pr?t?e ? une fantaisie si capricieuse et si spirituelle. C'est assur?ment la plus belle porte du monde apr?s celle du baptist?re de Florence, par Ghiberti, que Michel-Ange, qui s'y connaissait, trouvait digne d'?tre la porte du paradis. Il faudrait mouler cette admirable page et la couler en bronze, pour lui assurer l'?ternit? dont peuvent disposer les hommes.

Vous avez sans doute vu au mus?e espagnol de Paris le portrait de la fille du Greco, magnifique t?te que ne d?savouerait aucun ma?tre, et vous pouvez juger quel admirable peintre ce devait ?tre que Domenico Theotocopuli, lorsqu'il ?tait dans son bon sens. Il para?t que la pr?occupation d'?viter de ressembler au Titien, dont on pr?tend qu'il avait ?t? ?l?ve, lui troubla la cervelle et le jeta dans les extravagances et les caprices qui ne laiss?rent briller que par lueurs intermittentes les magnifiques facult?s qu'il avait re?ues de la nature; le Greco ?tait en outre architecte et sculpteur, sublime trinit?, lumineux triangle, qui se rencontre souvent dans le ciel de l'art supr?me.

Cette sacristie est entour?e de boiseries formant armoires, avec des colonnes fleuries et festonn?es, du go?t le plus riche; au-dessus des boiseries r?gne une rang?e de miroirs de Venise, dont je ne m'explique gu?re l'usage, ? moins qu'ils ne soient comme pur ornement, car ils sont trop haut pour qu'on puisse s'y regarder. Plus haut que les miroirs, les plus anciens touchant ? la vo?te, sont dispos?s par ordre chronologique les portraits de tous les ?v?ques de Burgos, depuis le premier jusqu'? celui qui occupe aujourd'hui le si?ge ?piscopal. Ces portraits, quoique peints ? l'huile, ont un aspect de pastel et de d?trempe qui vient de ce qu'on ne vernit pas les tableaux en Espagne, manque de pr?caution qui a laiss? d?vorer par l'humidit? bien des chefs-d'oeuvre regrettables. Ces portraits, quoique d'une grande tournure pour la plupart, ne sont cependant pas des peintures de premier ordre, et d'ailleurs ils sont accroch?s trop haut pour que l'on puisse juger du m?rite de l'ex?cution. Le milieu de la salle est occup? par un ?norme buffet et d'immenses corbeilles de sparteries, o? sont rang?s les ornements d'?glise et les ustensiles du culte. Sous deux cages de verre l'on conserve comme curiosit? deux arbres de corail, bien moins compliqu?s dans leurs ramures que la moindre arabesque de la cath?drale. La porte est histori?e des armes de Burgos en relief, avec un semis de petites croix de gueules.

LE CLO?TRE; PEINTURES ET SCULPTURES.--MAISON DE CID; MAISON DU CORDON; PORTE SAINTE-MARIE.--LE TH??TRE ET LES ACTEURS.--LA CARTUJA DE MIRAFLORES.--LE G?N?RAL THIBAUT ET LES OS DU CID.

Le clo?tre est rempli de tombeaux, la plupart ferm?s de grilles tr?s-serr?es et tr?s-fortes; ces tombeaux, tous d'illustres personnages, sont pratiqu?s dans l'?paisseur du mur, histori?s de blasons et brod?s de sculptures. Sur l'un d'eux je remarquai un groupe de Marie et J?sus tenant un livre ? la main, d'une grande beaut?, et une chim?re moiti? animal, moiti? arabesque, de l'invention la plus ?trange et la plus surprenante. Sur toutes ces tombes sont couch?es des statues de grandeur naturelle, soit de chevaliers arm?s, soit d'?v?ques en costume, qu'on prendrait volontiers, ? travers les mailles des grilles, pour les morts qu'elles repr?sentent, tant les attitudes sont vraies et les d?tails minutieux.

Sur le jambage d'une porte, je remarquai en passant une charmante petite statuette de la Vierge, d'une ex?cution d?licieuse et d'une hardiesse d'id?e extraordinaire. Au lieu de cet air contrit et modeste que l'on donne habituellement ? la sainte Vierge, le sculpteur l'a repr?sent?e avec un regard o? la volupt? se m?le ? l'extase et dans l'enivrement d'une femme qui con?oit un Dieu. Elle est l? debout, la t?te renvers?e en arri?re, aspirant de toute son ?me et de tout son corps le rayon de flamme souffl? par la colombe symbolique, avec un m?lange d'ardeur et de puret? d'une originalit? rare; il ?tait difficile d'?tre neuf dans un sujet r?p?t? si souvent, mais rien n'est us? pour le g?nie.

La description de ce clo?tre demanderait ? elle seule une lettre tout enti?re; mais, vu le peu d'espace et de temps dont nous pouvons disposer, vous nous pardonnerez de n'en dire que ces quelques mots et de rentrer dans l'?glise, o? nous prendrons au hasard, ? droite et ? gauche, les premiers chefs-d'oeuvre venus, sans choix ni pr?f?rence; car tout est beau, tout est admirable, et ce dont nous ne parlons pas vaut au moins ce dont nous parlons.

La chapelle de sainte Th?cle est tout ce qu'on peut imaginer de plus ?trange. L'architecte et le sculpteur semblent s'?tre donn? pour but le plus d'ornements possible dans le moins d'espace possible; ils y ont parfaitement r?ussi, et je d?fierais l'ornemaniste le plus industrieux de trouver dans toute la chapelle la place d'une seule rosace ou d'un seul fleuron. C'est le mauvais go?t le plus riche, le plus adorable et le plus charmant: ce ne sont que colonnes torses entour?es de ceps de vigne, volutes enroul?es ? l'infini, collerettes de ch?rubins cravat?s d'ailes, gros bouillons de nuages, flammes de cassolettes en coup de vent, rayons ouverts en ?ventail, chicor?es ?panouies et touffues, tout cela dor? et peint de couleurs naturelles, avec des pinceaux de miniature. Les ramages des draperies sont ex?cut?s fil par fil, point par point, et d'une effrayante minutie. La sainte, environn?e par les flammes du b?cher, dont l'ardeur est excit?e par des Sarrasins en costumes extravagants, l?ve vers le ciel ses beaux yeux d'?mail, et tient dans sa petite main couleur de chair un grand rameau b?nit, fris? ? l'espagnole. Les vo?tes sont travaill?es dans le m?me go?t. D'autres autels, d'une moindre dimension, mais d'une ?gale richesse, occupent le reste de la chapelle: ce n'est plus la finesse gothique, ni le go?t charmant de la renaissance; la richesse est substitu?e ? la puret? des lignes; mais c'est encore tr?s-beau, comme toute chose excessive et compl?te dans son genre.

Le besoin du vrai, si repoussant qu'il soit, est un trait caract?ristique de l'art espagnol: l'id?al et la convention ne sont pas dans le g?nie de ce peuple, d?nu? compl?tement d'esth?tique. La sculpture n'est pas suffisante pour lui: il lui faut des statues colori?es, des madones fard?es et rev?tues d'habits v?ritables. Jamais, ? son gr?, l'illusion mat?rielle n'est port?e assez loin, et cet amour effr?n? du r?alisme lui fait souvent franchir le pas qui s?pare la statuaire du cabinet de figures de cire de Curtius.

Le c?l?bre christ si r?v?r? de Burgos, que l'on ne peut faire voir qu'apr?s avoir allum? les cierges, est un exemple frappant de ce go?t bizarre: ce n'est plus de la pierre ni du bois enlumin?, c'est une peau humaine , rembourr?e avec beaucoup d'art et de soin. Les cheveux sont de v?ritables cheveux, les yeux ont des cils, la couronne d'?pines est en vraie ronce, aucun d?tail n'est oubli?. Rien n'est plus lugubre et plus inqui?tant ? voir que ce long fant?me crucifi?, avec son faux air de vie et son immobilit? morte; la peau, d'un ton rance et bistr?, est ray?e de longs filets de sang si bien imit?s que l'on croirait qu'ils ruissellent effectivement. Il ne faut pas un grand effort d'imagination pour ajouter foi ? la l?gende qui raconte que ce crucifix miraculeux saigne tous les vendredis. Au lieu d'une draperie enroul?e et volante, le christ de Burgos porte un jupon blanc brod? d'or qui lui descend de la ceinture aux genoux; cet ajustement produit un effet singulier, surtout pour nous qui ne sommes pas habitu?s ? voir Notre-Seigneur ainsi costum?. Au bas de la croix sont ench?ss?s trois oeufs d'autruche, ornement symbolique dont le sens m'?chappe, ? moins que ce ne soit une allusion ? la Trinit?, principe et germe de tout.

Nous sort?mes de la cath?drale ?blouis, ?cras?s, so?ls de chefs-d'oeuvre et n'en pouvant plus d'admiration, et nous e?mes tout au plus la force de jeter un coup d'oeil distrait sur l'arc de Fernand Gonzal?s, essai d'architecture classique tent?, au commencement de la renaissance, par Philippe de Bourgogne. On nous fit voir aussi la maison du Cid; quand je dis la maison du Cid, je m'exprime mal, mais la place o? elle a pu ?tre: c'est un carr? de terrain entour? de bornes; il ne reste pas le moindre vestige qui puisse autoriser cette croyance, mais rien aussi ne prouve le contraire, et, dans ce cas, il n'y a aucun inconv?nient ? s'en rapporter ? la tradition. La maison du Cordon, ainsi nomm?e des lacs qui s'enroulent autour des portes, encadrent les fen?tres et se jouent ? travers les architectures, m?rite d'?tre examin?e; elle sert d'habitation au chef politique de la province, et nous y rencontr?mes quelques alcades des environs, dont la physionomie e?t paru suspecte au coin d'un bois, et qui auraient bien fait de se demander leurs papiers ? eux-m?mes avant de se laisser circuler librement.

Un instant nous cr?mes avoir trouv? le vrai type espagnol f?minin dans une des trois sultanes: grands sourcils noirs arqu?s, nez mince, ovale allong?, l?vres rouges; mais un voisin officieux nous apprit que c'?tait une jeune Fran?aise.

Avant de partir de Burgos, nous all?mes faire une visite ? la Cartuja de Miraflores, situ?e ? une demi-lieue de la ville. On a permis ? quelques pauvres vieux moines infirmes de rester dans cette chartreuse pour y attendre leur mort. L'Espagne a beaucoup perdu de son caract?re romantique ? la suppression des moines, et je ne vois pas ce qu'elle y a gagn? sous d'autres rapports. D'admirables ?difices dont la perte sera irr?parable, et qui avaient ?t? conserv?s jusqu'alors dans l'int?grit? la plus minutieuse, vont se d?grader, s'?crouler, et ajouter leurs ruines aux ruines d?j? si fr?quentes dans ce malheureux pays; des richesses inou?es en statues, en tableaux, en objets d'art de toute sorte, se perdront sans profiter ? personne. On pouvait imiter, ce me semble, notre r?volution par un autre c?t? que par son stupide vandalisme. ?gorgez-vous entre vous pour les id?es que vous croyez avoir, engraissez de vos corps les maigres champs ravag?s par la guerre, c'est bien; mais la pierre, le marbre et le bronze touch?s par le g?nie sont sacr?s, ?pargnez-les. Dans deux mille ans on aura oubli? vos discordes civiles, et l'avenir ne saura que vous avez ?t? un grand peuple que par quelques merveilleux fragments retrouv?s dans les fouilles.

La Cartuja est situ?e sur le haut d'une colline; l'ext?rieur en est aust?re et simple: murailles de pierres grises, toit de tuiles; tout pour la pens?e, rien pour les yeux. ? l'int?rieur, ce sont de longs clo?tres frais et silencieux, blanchis ? la chaux vive, des portes de cellules, des fen?tres ? mailles de plomb dans lesquelles sont ench?ss?s quelques sujets pieux en verres de couleur, et particuli?rement une Ascension de J?sus-Christ d'une composition singuli?re: le corps du Sauveur a d?j? disparu; on ne voit plus que ses pieds, dont les empreintes sont rest?es en creux sur un rocher entour? de saints personnages en admiration.

Le cimeti?re est ombrag? par deux ou trois grands cypr?s, comme il y en a dans les cimeti?res turcs: cet enclos fun?bre contient quatre cent dix-neuf chartreux morts depuis la construction du couvent; une herbe ?paisse et touffue couvre ce terrain, o? l'on ne voit ni tombe, ni croix, ni inscription; ils gisent l? confus?ment, humbles dans la mort comme ils l'ont ?t? dans la vie. Ce cimeti?re anonyme a quelque chose de calme et de silencieux qui repose l'?me; une fontaine, plac?e au centre, pleure, avec ses larmes limpides comme de l'argent, tous ces pauvres morts oubli?s; je bus une gorg?e de cette eau filtr?e par les cendres de tant de saints personnages; elle ?tait pure et glaciale comme la mort.

Mais, si la demeure des hommes est pauvre, celle de Dieu est riche. Dans le milieu de la nef sont plac?s les tombeaux de don Juan II et de la reine Isabelle, sa femme. On s'?tonne que la patience humaine soit venue ? bout d'une pareille oeuvre: seize lions, deux ? chaque angle, soutenant huit ?cussons aux armes royales, leur servent de base. Ajoutez un nombre proportionn? de vertus, de figures all?goriques, d'ap?tres et d'?vang?listes, faites serpenter ? travers tout cela des rameaux, des feuillages, des oiseaux, des animaux, des lacs d'arabesques, et vous n'aurez qu'une bien faible id?e de ce prodigieux travail. Les statues couronn?es du roi et de la reine sont couch?es sur le couvercle. Le roi tient son sceptre ? la main, et porte une robe longue, guilloch?e et ramag?e avec une d?licatesse inconcevable.

Le tombeau de l'infant Alonzo est du c?t? de l'?vangile. L'infant y est repr?sent? ? genoux devant un prie-Dieu. Une vigne d?coup?e ? jours, o? de petits enfants se suspendent et cueillent des raisins, festonne avec un intarissable caprice l'arc gothique qui encadre la composition ? demi engag?e dans le mur. Ces merveilleux monuments sont en alb?tre et de la main de Gil de Silo?, qui fit aussi les sculptures du ma?tre-autel; ? droite et ? gauche de cet autel, qui est d'une rare beaut?, sont ouvertes deux portes par o? l'on aper?oit deux chartreux immobiles dans le suaire blanc de leur froc: ces deux figures, qui sont probablement de Diego de Leyva, font illusion au premier coup d'oeil. Des stalles de Berruguete compl?tent cet ensemble, qu'on s'?tonne de rencontrer dans une campagne d?serte.

Du haut de la colline, l'on nous fit apercevoir dans le lointain San-Pedro de Cardena, o? se trouve la tombe du Cid et de do?a Chim?ne, sa femme. ? propos de cette tombe, on raconte une anecdote bizarre que nous allons rapporter, sans en garantir l'authenticit?.

Pendant l'invasion des Fran?ais, le g?n?ral Thibaut eut l'id?e de faire apporter les os du Cid, de San-Pedro de Cardena ? Burgos, dans l'intention de les placer dans un sarcophage sur la promenade publique, afin d'inspirer ? la population des sentiments h?ro?ques et chevaleresques par la pr?sence de ces restes magnanimes. On ajoute que, dans un acc?s d'enthousiasme guerrier, l'honorable g?n?ral mit coucher pr?s de lui les ossements du h?ros, pour se hausser le courage ? ce glorieux contact, pr?caution dont il n'avait aucunement besoin. Ce projet ne s'ex?cuta pas, et le Cid retourna pr?s de do?a Chim?ne, ? San-Pedro de Cardena, o? il est rest? d?finitivement; mais une de ses dents, qui ?tait d?tach?e, et que l'on avait serr?e dans un tiroir, a disparu sans que l'on ait pu savoir ce qu'elle ?tait devenue. Il n'a manqu? ? la gloire du Cid que d'?tre canonis?; il l'aurait ?t? si, avant de mourir, il n'avait pas eu l'id?e arabo-h?r?tique et malsonnante de vouloir qu'on enterr?t avec lui son fameux cheval Babie?a: ce qui fit douter de son orthodoxie. ? propos du Cid, faisons observer ? M. Casimir Delavigne que l'?p?e du h?ros s'appelle Tisona et non pas Tizonade, qui fait une rime trop riche ? limonade. Tout ceci soit dit sans porter la moindre atteinte ? la gloire du Cid, qui, outre son m?rite de h?ros, a eu celui d'inspirer si bien les po?tes inconnus du Romancero, Guilhen de Castro, Diamante et Pierre Corneille.

Une des choses les plus bouffonnes que j'aie vues, c'est le mayoral se lamentant sur les d?bris de sa carriole; il en rajustait les morceaux comme un enfant qui vient de casser un verre, et, voyant que le mal ?tait irr?parable, il ?clatait en affreux jurements, tr?pignait, se donnait des coups de poing, se roulait par terre, imitant les exc?s des douleurs antiques, ou bien il s'attendrissait et se livrait aux plus touchantes ?l?gies. Ce qui l'affligeait surtout, c'?tait le sort des coussins roses gisant ?? et l?, d?chir?s et souill?s de poussi?re; ces coussins ?taient ce que son imagination de mayoral pouvait concevoir de plus magnifique, et son coeur saignait de voir tant de splendeur ?vanouie.

Dans cet agr?able v?hicule priv? de toute esp?ce de ressorts, nous faisions quatre lieues d'Espagne ? l'heure, c'est-?-dire cinq lieues de France, une lieue de plus que les malles-postes les mieux servies sur la plus belle route. Pour aller plus vite, il aurait fallu des chevaux anglais, de course ou de chasse, et la route que nous suivions ?tait coup?e de mont?es tr?s-rudes et de pentes rapides, toujours descendues au triple galop; il faut toute l'assurance et toute l'adresse des postillons et des conducteurs espagnols pour ne pas s'aller briser en cinquante mille morceaux au fond des pr?cipices: au lieu de verser une fois, nous aurions d? toujours verser.

Due?as, situ? sur une colline, a l'air d'un cimeti?re turc; les caves, creus?es dans le roc vif, re?oivent l'air par de petites tourelles ?vas?es en turban, qui ont un faux air de minaret tr?s-singulier. Une ?glise de tournure mauresque compl?te l'illusion. ? gauche, dans la plaine, le canal de Castille fait apparition de temps ? autre; ce canal n'est pas encore termin?.

On nous fit voir dans une ?glise ferm?e une collection de tableaux provenant de la suppression des couvents, et r?unis l? par ordre sup?rieur; cette collection prouve que les gens qui ont pill? les ?glises et les couvents sont d'excellents artistes et d'admirables connaisseurs, car ils n'ont laiss? que d'horribles cro?tes dont la meilleure ne se vendrait pas quinze francs chez un marchand de bric-?-brac. Au Mus?e, il y a quelques tableaux passables, mais rien de sup?rieur; en revanche, force sculptures sur bois et force christs d'ivoire, plut?t remarquables par la grandeur de leurs proportions et leur antiquit?, que par la beaut? r?elle du travail. Au reste, les gens qui vont en Espagne pour acheter des curiosit?s sont fort d?sappoint?s: pas une arme pr?cieuse, pas une ?dition rare, pas un manuscrit, rien.

Le th??tre de Valladolid est d'une coupe assez heureuse, et, quoiqu'il ne soit d?cor? ? l'int?rieur que d'une simple couche de blanc avec des ornements en grisaille, l'effet en est joli; le d?corateur a eu l'id?e bizarre de peindre sur les parois de l'avant-sc?ne des fen?tres orn?es de leurs rideaux de mousseline ? petits pois fort bien imit?s. Ces fen?tres en premi?res loges ont un aspect singulier: les balcons et les devantures des loges sont ? jour avec des balustres ?vid?s qui permettent de voir si les femmes ont le pied petit et sont bien chauss?es, et m?me si leur cheville est fine et leur bas bien tir?;--ce qui n'a pas grand inconv?nient pour les femmes espagnoles, presque toujours irr?prochables sous ce rapport. J'ai vu par un charmant feuilleton de mon rempla?ant litt?raire que les balcons de galerie du nouvel Op?ra-Comique ?taient construits dans ce syst?me.

Au sortir de Valladolid, le paysage change de caract?re, les landes reparaissent; seulement elles ont de plus que celles de Bordeaux des bouquets de ch?nes verts rabougris, et leurs pins sont plus ?vas?s et se rapprochent de la forme du parasol. Du reste, m?me aridit?, m?me solitude, m?me aspect de d?solation; ?? et l? quelques tas de d?combres d?cor?s du nom de villages br?l?s et d?vast?s par les factieux, o? errent quelques rares habitants d?guenill?s et de mine ch?tive. Comme pittoresque, il n'y a que quelques jupons de femme: ces jupons sont d'un jaune queue de serin tr?s-vif, ?gay? de broderies de plusieurs nuances, repr?sentant des oiseaux et des fleurs.

Olmedo, o? l'on s'arr?te pour d?ner, est compl?tement en ruine; des rues enti?res sont d?sertes, d'autres obstru?es par les maisons ?croul?es; l'herbe pousse dans les places. Comme dans ces villes maudites dont parle l'?criture, il n'y aura bient?t plus ? Olmedo d'autres habitants que la vip?re ? t?te plate, le hibou myope, et le dragon du d?sert frottera les ?cailles de son ventre sur la pierre des autels. Une ceinture d'anciennes fortifications d?mantel?es entoure la ville, et le lierre charitable habille de son manteau vert la nudit? des tours ?ventr?es et l?zard?es. De grands et beaux arbres bordent ces remparts. La nature t?che de r?parer de son mieux les ravages du temps et de la guerre. La d?population de l'Espagne est effrayante: du temps des Mores, elle comptait trente-deux millions d'habitants; maintenant elle en poss?de tout au plus dix ou onze. ? moins d'un changement heureux qui n'est gu?re probable, ou d'une f?condit? surnaturelle dans les mariages, des villes autrefois florissantes seront tout ? fait abandonn?es, et leurs ruines de briques et de pis? se fondront insensiblement dans la terre qui d?vore tout, les cit?s et les hommes.

Les montagnes s'?levaient de plus en plus; quand nous en avions franchi une, il s'en pr?sentait une autre plus ?lev?e que nous n'avions pas vue d'abord; les mules devinrent insuffisantes, et il fallut recourir aux boeufs, ce qui nous permit de descendre de voiture et de gravir ? pied le reste de la sierra. J'?tais r?ellement enivr? de cet air vif et pur; je me sentais si l?ger, si joyeux et si plein d'enthousiasme, que je poussais des cris et faisais des cabrioles comme un jeune chevreau; j'?prouvais l'envie de me jeter la t?te la premi?re dans tous ces charmants pr?cipices si azur?s, si vaporeux, si velout?s; j'aurais voulu me faire rouler par les cascades, tremper mes pieds dans toutes les sources, prendre une feuille ? chaque pin, me vautrer dans la neige ?tincelante, me m?ler ? toute cette nature, et me fondre comme un atome dans cette immensit?.

Sous les rayons du soleil, les hautes cimes scintillaient et fourmillaient comme des basquines de danseuses sous leur pluie de paillettes d'argent; d'autres avaient la t?te engag?e dans les nuages et se fondaient dans le ciel par des transitions insensibles, car rien ne ressemble ? une montagne comme un nuage. C'?taient des escarpements, des ondulations, des tons et des formes dont aucun art ne peut donner l'id?e, ni la plume ni le pinceau; les montagnes r?alisent tout ce que l'on en r?ve: ce qui n'est pas un mince ?loge. Seulement on se les figure plus grandes; leur ?normit? n'est sensible que par comparaison: en regardant bien, l'on s'aper?oit que ce qu'on prenait de loin pour un brin d'herbe est un pin de soixante pieds de haut.

? mesure que nous montions, les bandes de neige devenaient plus ?paisses et plus larges; mais un rayon de soleil faisait ruisseler la montagne, comme une amante qui rit dans les pleurs; de tous c?t?s filtraient de petits ruisseaux ?parpill?s comme des chevelures de na?ades en d?sordre, et plus clairs que le diamant. ? force de grimper, nous atteign?mes la cr?te sup?rieure, et nous nous ass?mes sur la plinthe du socle d'un grand lion de granit qui marque au versant de la montagne les limites de la Vieille-Castille; au del?, c'est la Castille-Nouvelle.

La fantaisie de cueillir une d?licieuse fleur rose dont j'ignore l'appellation botanique et qui cro?t dans les fentes du gr?s, nous fit monter sur une roche qu'on nous dit ?tre l'endroit o? s'asseyait Philippe II pour regarder ? quel point en ?taient les travaux de l'Escurial. Ou la tradition est apocryphe, ou Philippe avait des yeux diablement bons.

Vous connaissez maintenant le th??tre et les acteurs; nous allons vous les montrer ? l'oeuvre.

Toutes ces pr?parations, qui paraissent plus longues dans la description que dans la r?alit?, allument la curiosit? au plus haut point. Tous les yeux sont fix?s avec anxi?t? sur la fatale porte, et dans ces douze mille regards il n'y en a pas un seul qui soit tourn? d'un autre cot?. La plus belle femme de la terre n'obtiendrait pas l'aum?ne d'une oeillade dans ce moment-l?.

J'avoue que, pour ma part, j'avais le coeur serr? comme par une main invisible; les tempes me sifflaient, et des sueurs chaudes et froides me passaient dans le dos. C'est une des plus fortes ?motions que j'aie jamais ?prouv?es.

Une gr?le fanfare r?sonna, les deux battants rouges se renvers?rent avec fracas, et le taureau se pr?cipita dans l'ar?ne au milieu d'un hourra immense.

J'insiste sur la mort de ce cheval, parce que c'est la sensation la plus p?nible que j'aie ?prouv?e au combat de taureau. Ce ne fut pas, du reste, la seule victime: quatorze chevaux rest?rent sur l'ar?ne ce jour-l?; un seul taureau en tua cinq.

Dans cette m?me course, Sevilla, qui est un ?cuyer admirable, fut tr?s-applaudi pour le trait suivant: un taureau d'une force extraordinaire prit son cheval sous le ventre, et, relevant la t?te, lui fit quitter terre compl?tement. Sevilla, dans cette position p?rilleuse, ne vacilla m?me pas sur sa selle, ne perdit pas les ?triers, et tint si bien son cheval qu'il retomba sur les quatre pieds.

Allons au Prado pour ?claircir ce point important.

Dans les premiers temps nous avions quelque peine ? nous accoutumer ? voir des femmes d?collet?es comme pour un bal, les bras nus, des souliers de satin aux pieds et des fleurs ? la t?te, l'?ventail ? la main, se promener toutes seules, dans un endroit public, car ici l'on ne donne pas le bras aux femmes, ? moins d'?tre leur mari ou leur proche parent: on se contente de marcher ? c?t? d'elles, du moins tant qu'il fait jour, car, la nuit tomb?e, on est moins rigoureux sur cette ?tiquette, surtout avec les ?trangers qui n'en ont pas l'habitude.

Je ne vous ai rien dit de l'habit des hommes: regardez les gravures de mode parues il y a six mois, au carreau de quelque tailleur ou de quelque cabinet de lecture, et vous en aurez une parfaite id?e. Paris est la pens?e qui occupe tout le monde, et je me souviens d'avoir vu sur l'?choppe d'un d?crotteur: <> Gavarni et ses d?licieux dessins, voil? le but modeste que se proposent d'atteindre les modernes hidalgos: ils ne savent pas qu'il n'y a que la plus fine fleur des pois de Paris qui y puisse arriver. Cependant, pour leur rendre la justice qui leur est due, nous dirons qu'ils sont beaucoup mieux habill?s que les femmes: ils sont aussi vernis, aussi gant?s de blanc que possible. Leurs habits sont corrects et leurs pantalons louables; mais la cravate n'est pas de la m?me puret?, et le gilet, cette seule partie du costume moderne o? la fantaisie puisse se d?ployer, n'est pas toujours d'un go?t irr?prochable.

Voici qu'il est neuf heures et demie, le Prado commence ? se d?peupler, et la foule se dirige vers les caf?s et les botillerias qui bordent la grande rue d'Alcala et les rues avoisinantes.

Entrons, s'il vous pla?t, ? la poste, pour voir s'il n'y a pas de lettres de France; cette occupation de lettres est vraiment maladive; soyez s?rs qu'en arrivant dans une ville, le premier monument que va visiter un voyageur, c'est l'h?tel des postes. ? Madrid, les lettres adress?es poste restante sont marqu?es chacune d'un num?ro; le num?ro et le nom de la personne sont ?crits sur une liste qu'on affiche contre les piliers; il y a le pilier de janvier, de f?vrier, ainsi de suite; l'on cherche son nom, l'on prend note du num?ro, et l'on va demander sa lettre au d?p?t, o? on vous la d?livre sans autre formalit?. Au bout d'un an, si les lettres ne sont pas retir?es, on les br?le. Sous les arcades de la cour des postes, ombrag?es par de grands stores de sparterie, sont ?tablis toutes sortes de cabinets de lecture comme sous les arcades de l'Od?on ? Paris, o? l'on va lire les journaux espagnols et ?trangers. Les ports de lettres ne sont pas tr?s-chers, et, malgr? les innombrables dangers auxquels sont expos?s les courriers sur les routes, presque toujours infest?es de factieux et de bandits, le service se fait aussi r?guli?rement que possible. C'est aussi contre ces piliers que sont affich?es les offres de service des pauvres ?tudiants, qui demandent ? cirer les bottes d'un cavalier pour achever leur rh?torique ou leur philosophie.

Nous voil? au courant de ce c?t?; il s'agit d'en finir avec les monuments publics: ce sera bient?t fait. Le palais de la reine est un grand b?timent tr?s-carr?, tr?s-solide, en belles pierres bien li?es, avec beaucoup de fen?tres, un nombre ?quivalent de portes, des colonnes ioniques, des pilastres doriques, tout ce qui constitue un monument de bon go?t. Les immenses terrasses qui le soutiennent et les montagnes charg?es de neige de la Guadarrama sur lesquelles il se d?coupe, rehaussent ce que sa silhouette pourrait avoir d'ennuyeux et de vulgaire. V?lasquez, Maella, Bayeu, Tiepolo y ont peint de beaux plafonds plus ou moins all?goriques; le grand escalier est tr?s-beau, et Napol?on le trouva pr?f?rable ? celui des Tuileries.

Francisco Goya y Lucientes est le petit-fils encore reconnaissable de Velasquez. Apr?s lui viennent les Aparicio, les Lopez; la d?cadence est compl?te, le cycle de l'art est ferm?. Qui le rouvrira?

C'est un ?trange peintre, un singulier g?nie que Goya!--Jamais originalit? ne fut plus tranch?e, jamais artiste espagnol ne fut plus local.--Un croquis de Goya, quatre coups de pointe dans un nuage d'aqua-tinta en disent plus sur les moeurs du pays que les plus longues descriptions. Par son existence aventureuse, par sa fougue, par ses talents multiples, Goya semble appartenir aux belles ?poques de l'art, et cependant c'est en quelque sorte un contemporain: il est mort ? Bordeaux en 1828.

Goya a beaucoup produit; il a fait des sujets de saintet?, des fresques, des portraits, des sc?nes de moeurs, des eaux-fortes, des aqua-tinta, des lithographies, et partout, m?me dans les plus vagues ?bauches, il a laiss? l'empreinte d'un talent vigoureux; la griffe du lion raie toujours ses dessins les plus abandonn?s. Son talent, quoique parfaitement original, est un singulier m?lange de Velasquez, de Rembrandt et de Reynolds; il rappelle tour ? tour ou en m?me temps ces trois ma?tres, mais comme le fils rappelle ses a?eux, sans imitation servile, ou plut?t par une disposition cong?niale que par une volont? formelle.

Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page

 

Back to top